Bricolages urbains, ils sont dans la rue !

Bricolages urbains, ils sont dans la rue !
Un plot en béton recouvert d’un pneu pour protéger une sortie de garage, une balançoire sous un pont, un banc bricolé avec quelques planches sur le bord d’une rue, un terrain de football dessiné sur le sol ou une micro bibliothèque suspendue à un arbre… Ce sont les œuvres d’amateurs qui ont abandonné leur posture d’usagers consommant la ville, pour devenir des bricoleurs urbains fabriquant leur propre environnement, celui dont ils ont besoin ou envie. Ils étaient les administrés de la collectivité, ils deviennent des activistes qui veulent changer les choses. Ils étaient des individus parmi d’autres, ils deviennent acteurs et s’engagent parfois dans des démarches collaboratives, avec leurs voisins. Même si l’on retrouve des traces de ce type de pratiques depuis que la ville existe, elles s’expriment de plus en plus largement dans la ville aujourd’hui, en écho à la diffusion d’une culture du « faire soi-même » (ou DIY — do it yourself) : que ce soit à la manière de « hackers » qui programment des robots avec des composants électroniques open source, de contributeurs bénévoles à l’encyclopédie planétaire Wikipédia, de communautés d’artistes ou d’artisans amateurs (ou makers) qui s’organisent pour partager leurs savoir-faire, fabriquer toutes sortes d’objets et diffuser leurs créations sur Internet…

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Réparation, confort, supplément d’âme…

Outre l’état d’esprit dans lequel ils sont produits, un point commun à tous ces bricolages urbains se trouve aussi dans leurs modalités pratiques d’exécution : ils se déploient dans l’espace public pour le transformer physiquement, avec des outils relativement simples et des matériaux disponibles à tous, parfois même issus de la récupération. Mais lorsqu’on essaye de comprendre les motivations des bricoleurs, on constate une grande diversité de cas de figure. Certains se sentent investis d’une mission de réparation pour sécuriser et remettre de l’ordre dans leur environnement quotidien dégradé. Certains souhaitent améliorer les fonctionnalités de la rue pour leur propre usage et celui des autres (rendre un banc public plus confortable, creuser des marches là où il n’y en a pas, fixer une protection sur un coin dangereux). D’autres interviennent dans l’espace public pour y ajouter un supplément d’âme, un peu de poésie ou d’esprit ludique. Ils installent une scène pour que tout le monde puisse venir s’y exprimer, ils transforment une poubelle en panier de basket ou une cabine téléphonique en aquarium… D’autres, enfin, distillent un message plus subversif à travers le bricolage. Ils interpellent le public ou la collectivité en proposant une autre vision de la ville : ils peignent sur le sol une piste cyclable, plantent des fleurs dans les fissures du trottoir, installent des bancs publics lorsqu’ils ont été supprimés… Finalement, quelle que soit leur motivation, lorsque ces citadins sortent leurs outils dans la rue pour bricoler les espaces publics, ils bousculent complètement les règles du jeu et posent à la collectivité un certain nombre de questions. Face à cela, quelle attitude adopter ? Comment adapter sa manière de produire la ville ? Explorer d’autres postures, dans son rapport au citadin, que le « faire pour » ? Envisager de « faire avec » dans un esprit de codesign ou même d’« aider à faire » dans une logique de capacitation ?

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Quand le top-down rencontre le bottom-up…

Classiquement, les collectivités publiques produisent la ville dans le respect de l’intérêt général : leurs élus donnent le cap, légitimés par l’élection, leurs techniciens maîtrisent les savoir-faire et les procédures, accompagnés par toutes sortes de bureaux d’études Direction de la Prospective et du Dialogue Public 20 rue du lac – BP 3103 – 69399 LYON CEDEX 03 www.millenaire3.com2 spécialisés, et, bien sûr, des professionnels de la construction interviennent pour aménager les espaces et bâtir les équipements publics. Dans cette démarche classique et descendante (ou top-down), même lorsqu’elle s’agrémente de dispositifs d’écoute et de concertation avec les riverains concernés, la collectivité garde le contrôle sur la décision, la mise en oeuvre, le processus et le rythme des projets d’aménagement. Mais alors, comment une collectivité peut-elle réagir lorsque ce processus est bousculé par une démarche émergente venant du terrain (ou bottom-up) ? S’agit-il d’une remise en cause de son autorité et de ses prérogatives, d’une forme de désobéissance civile qui exprimerait un rejet de sa politique, jugée mal adaptée ? Dans ce cas, il paraît nécessaire d’entrer en dialogue, pour reconstruire la légitimité de l’action publique. S’agit-il d’une idée lumineuse qui saute aux yeux ? Dans ce cas-là, la collectivité peut saisir l’opportunité pour la soutenir ou la dupliquer, par un échange de bons procédés. S’agit-il de l’action isolée d’un individu farfelu ? Alors, peut-être faut-il la faire disparaître par souci de cohérence spatiale, mais pourquoi ne pas envisager de la conserver pour égayer un peu la ville… ? Dans tous les cas, la posture à adopter devient moins évidente lorsque la collectivité publique se trouve confrontée à des bricolages « en bandes organisées » ou apparaissant de manière intensifiée dans l’espace et dans le temps. Ces bricolages, de simples objets posés temporairement, deviennent facilement des modes d’appropriation plus durables de l’espace.

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Appropriation, jusqu’où ?

Se sentir bien dans une ville implique certainement une ambiance souriante et chaleureuse, des services de qualité et des espaces ouverts, mais aussi une forme d’appropriation des espaces par chacun, qui se traduit par un investissement émotionnel et physique. Créer un sentiment d’appartenance et favoriser l’investissement de chacun dans l’espace public semble être une intention louable. Pourtant, le risque d’un trop-plein d’appropriation existe bien. Les bricolages urbains, en transformant l’espace public, transforment ses fonctions et le spécialisent pour certains types d’usages. Malgré toutes leurs bonnes intentions, nos bricoleurs urbains projettent dans l’espace une vision particulière de ce qui leur semble bon : est-ce que le banc ou le terrain de sport improvisé qu’ils ajoutent à la ville est vraiment utile à tous ? Est-ce qu’il ne va pas gêner d’autres usagers ? Le risque est celui d’une appropriation exclusive qui soit rejetée par les autres citadins concernés. En outre, lorsque ces interventions urbaines deviennent l’expression militante d’une classe créative faisant de la rue un nouveau terrain de jeu, des habitants ordinaires peuvent se sentir exclus de leur propre quartier. Et c’est peut-être le début de la gentrification : un quartier banal devient créatif, puis s’embourgeoise… Sous couvert d’apporter un supplément d’âme ou de qualité de vie, les bricolages urbains peuvent aussi créer de la ségrégation spatiale. L’enjeu est de concilier l’authenticité du geste, l’esprit du quartier et un soupçon de provocation pour faire bouger la ville.

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Poésie et/ou révolution

Certains bricoleurs urbains sont militants et revendiquent un droit à la ville. Ils se sentent dépossédés de ce droit par les grands opérateurs privés qui gèrent les services urbains ou par la collectivité elle-même et ils veulent reprendre le pouvoir sur leur ville. David Harvey, dans Le Capitalisme contre le droit à la ville, parle du droit « à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à notre désir le plus cher ». Fidèle à une tradition marxiste, cet auteur s’inscrit dans une perspective révolutionnaire, alors que bon nombre des petits bricolages urbains auxquels nous nous intéressons transforment la ville en douceur, sans chercher à renverser l’ordre établi. Les citadins bricoleurs interviennent d’abord dans les espaces ordinaires de leur vie quotidienne, devant leur porte, autour de leur arrêt de bus, dans le square où jouent leurs enfants… Si certaines de ces Direction de la Prospective et du Dialogue Public 20 rue du lac – BP 3103 – 69399 LYON CEDEX 03www.millenaire3.com 3 interventions interpellent directement la collectivité de manière provocante, la plupart s’inscrivent dans un processus de transformation silencieuse, et révèlent la capacité d’une ville à s’adapter aux évolutions des modes de vie et des enjeux urbains.

La tentation du désengagement

Et si la collectivité profitait de ce nouvel état d’esprit de certains habitants qui veulent faire la ville eux-mêmes pour, justement, laisser faire ? En s’appuyant de manière très pragmatique sur ces initiatives bénévoles, elle peut obtenir un maximum d’effet avec un minimum d’investissement direct. Mais quand San Francisco incite les commerçants à installer et entretenir des bancs publics, quand elle compte sur les habitants pour créer des événements culturels dans la rue ou organiser un marché nocturne, elle court le risque de se désinvestir progressivement, par facilité ou par opportunisme financier. L’enjeu pour une collectivité est d’éviter de se laisser tenter par un désengagement complet de l’espace public tout en profitant de ces initiatives d’habitants. Il s’agit alors de dépasser une vision simplement utilitaire du bricolage urbain (un travail bénévole et utile dans l’espace public) pour construire d’autres relations avec les habitants, en s’appuyant sur la collaboration au sens propre. À l’heure où les élections ne mobilisent plus assez d’électeurs, où les démarches participatives classiques peinent à produire des résultats tangibles, ces bricolages dans la rue peuvent réellement transformer le rapport des citadins aux autres ainsi qu’aux espaces publics de la ville, en fabriquant des choses ensemble, comme le formule David Gauntlett dans son ouvrage Making is Connecting.

(d’autres exemples de ces “bricolages urbains” peuvent être trouvés sur le tumblr urbanbricolage)

>> article de Emile Hooge publié dans la revue M3 du Grand Lyon n°4